Philippe Duchemin Trio
Dansez sur Nougaro
Dansez sur moi*/Girl Talk, La pluie fait des claquettes, Berceuse à pépé, Les mains d'une femme dans la farine/Gravy Waltz, Les pas, Cécile, ma fille, Prisonnier des nuages*, Ah tu verras, Le coq et la pendule, Déjeuner sur l'herbe, Toulouse
Philippe Duchemin (p, arr, dir), Christophe Le Van (b), Philippe Le Van (dm), Christophe Davot (voc, g*), Arnaud Aguergaray (vln), Kammerphilarmonia ensemble à cordes du Pays Basque
Enregistré les 20-21 mars 2015, Anglet (64)
Durée: 45’ 29”
Black and Blue 790.2 (Socadisc)

Né à flanc de Garonne, Philippe Duchemin ne pouvait pas ne pas un jour se rendre à l’évidente attraction du poète. Et c’est un bien bel hommage qu’il rend à l’aède rocailleux de sa Ville rose. La musique populaire en France a, depuis les années 1920, entretenu avec le jazz des relations intimes dont la fécondité n’a pas été étrangère à la naissance de ce qu’on désigne par Chanson française; Mireille, Jean Sablon, Charles Trenet, Henri Salvador, Georges Brassens, Léo Ferré, Prévert-Kosma… et Claude Nougaro ont, chacun à sa manière, été les passeurs de cette mutation liée aux échanges interculturels. Ils ont transposé dans leur imaginaire l’esthétique de l’autre, en évitant l’écueil redoutable d’une hybridation stérilisante; n’en déplaise à Jacques Canetti, initiateur du straight et du jazzy, à ses héritiers, les thuriféraires de la world music, de la fusion, du rock et autres musiques nouvelles, qui confondent fécondation et mondialisation génétique.
Ce qui contribue à expliquer que, malgré ses contorsions phonétiques et ses outrances rythmiques, Nougaro reste donc par la langue, d’abord et avant tout, un artiste intrinsèquement français. Comme celui de son maitre, Jacques Audiberti, son style emprunte aux ressources les plus classiques de la versification française: harmonie imitative, assonance, allitération rejet et contre-rejet («Le Coq et la pendule»)… Et même si sa strophe est libre, sa métrique est tenue à des formes plus rigoureuses pour tomber sur ses pieds.
En fin musicien de jazz, Philippe Duchemin n’a pas commis l’erreur rédhibitoire de vouloir trouver dans l’œuvre du Toulousain l’introuvable chez cet artiste à la culture intrinsèquement française. Car, en considération des très nombreuses chansons qu’il écrivit ou composa en référence à la musique de jazz, Nougaro est souvent présenté, dans un raccourci aussi audacieux qu’inapproprié, comme un «chanteur de jazz». Or si le poète a su reconstruire un imaginaire «étranger» [jazz] dans son propre langage, il ne saurait suffire au chanteur de scander la prosodie des syllabes, fussent-elles accentuées ou onomatopées, d’un texte pour swinguer le tempo de sa mélopée. Comme Ellington reconstruisit l’imaginaire d’une Afrique mythique dans son conventionnel American jungle style ou Gillespie celui de sa Caravan dans la nuit tunisienne, Nougaro fantasma son jazz sur vélin blanc de ses jours noirs.
Philippe Duchemin n’a également pas commis l’erreur de vouloir «mouler» Nougaro à sa propre forme jazzique. Le programme de son album est de ce point de vue très équilibré et foncièrement nougaresque. De cet énorme répertoire, il n’a conservé que deux pièces issues de la littérature musicale spécifiquement jazz qui a si souvent nourri cette œuvre, «Girl Talk» et «Gravy Waltz», deux morceaux chers au petersonien qu’il est. Les neuf autres, à l’exclusion de «Ah tu verras» (Chico Buarque), sont de veine toulousaine; le musicien s’est mis au service de l’auteur-compositeur: les textes et leur rythmique semblent avoir été les critères principaux de sa sélection et les arrangements ont été écrits en relation à la thématique scandée des textes.
Cet album brillant doit beaucoup à l’expérience acquise dans l’emploi des cordes dans son précédent ouvrage, Swing and Strings; elle donne quelques très beaux moments (orchestration des cordes dans «Ah, tu verras»), des réalisations bien venues (pizzicati dans l’exposition de «La pluie fait des claquettes») et des intuitions bien senties (après une citation courte et classique de «Nuages» par les cordes, la rupture du tempo bluesy initial up de la section rythmique, pour installer, en opposition, le mood orchestral en contrepoint très français de «Prisonnier des nuages»). Cette musique respire le bonheur vécu, y transparaît l’épanouissement d’un orchestrateur qui dit sa joie dans cet univers musical où les cordes confèrent à ces pièces un ton nouveau, une gravité légère que les enregistrements originaux du «maître» n’avaient pas dévoilée.
La réussite de Dansez sur Nougaro tient bien évidemment à la qualité des orchestrations dont la respiration générale relève du boston américain, forme ternaire rythmée si particulière des strings en Amérique. Mais la réalisation générale assez exceptionnelle tient également aux interprètes de ces partitions pas faciles: la mise en place des cordes dans les parties très écrites est remarquable; la section rythmique est en accord complet avec l’esprit du texte et chaque intervenant soliste y apporte sa part de création intelligente (l’exposition sur leitmotiv voix/contrebasse dans «Les mains d’une femme dans la farine» est non seulement intelligente mais pleine de tendresse en référence au compositeur de «Gravy Waltz»).
Mais dans cette réussite, la part du chanteur, Christophe Davot, est essentielle. Il n’imite jamais. Cet homme chante avec sa voix, qui est superbe, dans une diction parfaite et sans affectation aucune, laissant s’épanouir la beauté de la prosodie dans ses sonorités ciselées. Quant à sa mise en place, elle est d’une rigueur exceptionnelle. La manière, commediante voire tragediante, gravée sur les galettes par Nougaro a quelque peu figé le reçu de ces pièces, dont la richesse – et ce n’est pas une moindre qualité de l’auteur et des différents compositeurs, Vander particulièrement – mérite plus qu’une lecture «au passé», au ton dépassé voire compassé. C’est tout le talent de Christophe que d’avoir mis en lumière, par une interprétation fine et pleine de sensibilité, et l’originalité et la fraîcheur de ces œuvres; elles valaient qu’on dépassât la sensiblerie d’une mémoire trop fidèle. Davot a ouvert une voie/x nouvelle à l’interprétation des très belles chansons de Nougaro. Dans sa seule intervention soliste en tant que guitariste sur «Prisonnier des nuages», ce fin musicien a l’élégance de ne pas imiter la manière de Django. Il a l’exquise politesse d’emprunter la sonorité ensoleillée d’Henri Crolla, autre guitariste manouche d’origine italienne et malheureusement trop oublié. Cet opus de Philippe Duchemin, comme les albums Cross Over de Claude Bolling, illustre la parfaite réussite de ce dialogue bien compris des cultures; encore faut-il les avoir assimilées et en maîtriser, comme ces deux musiciens rares, les outils de ces deux langues, à la syntaxe et à la grammaire aussi complexes qu’exigeantes, pour échapper, dans une traduction périlleuse, aux écueils des solécismes plus fréquents que les barbarismes encore.
Dansez sur Nougaro est mieux qu’une heureuse surprise, c’est le bonheur; le bonheur de redécouvrir des textes et des musiques, qui à force de célébrations convenues, avaient pris le masque des momies. Or ce répertoire est magnifique; il importait de lui redonner vie en des formes et des expressions vivantes de notre temps. Philippe Duchemin et ses coauteurs (car tous y contribuent à leur place et dans leur rôle) ont réussi leur œuvre; s’agit-il d’un chef d’œuvre? Vous pouvez écouter cet album et le réécouter sans jamais vous ennuyer. La richesse de la partition est telle, dans sa simplicité, que vous y découvrirez toujours quelque chose de nouveau. L’exigence dans l’interprétation incite à réécouter.
Félix W. Sportis
© Jazz Hot n°673, automne 2015